Tuesday, December 03, 2019

Michael Deibert, le régime de Michel Martelly et la voyoutocratie de Jovenel Moïse

Michael Deibert, le régime de Michel Martelly et la voyoutocratie de Jovenel Moïse

Nelson Bellamy

Le Nation

(Read the original article here)

Au nom de la lutte contre la corruption duvaliériste, les lavalassiens ont fini corrompus. Au nom de la lutte contre la violence duvaliériste, les méthodes et pratiques de gouvernement ont fait dire à des observateurs avisés que le régime dAristide était le duvaliérisme sans Duvalier. Ou la période post-86 globalement. Avec les deux, notre pays a fait lexpérience du « fascisme du sous-développement » accompagné dun « Himalaya de cadavres » et du populisme de la pauvreté extrême. Les revendications démocratiques si bien formulées dans la phraséologie et triptyque lavalassienne Justice-Transparence-Participation ont été transformées en une avalanche de déception pour les masses populaires et le pays en général. Entretemps, la souveraineté du pays sest mise progressivement à effriter. Aujourdhui, elle nexiste pas : les ambassades étrangères dictent la politique nationale.

Parallèlement, la succession sans fin de gouvernements, indices de linstabilité structurelle du régime politique haïtien, a déjà bien montré - sauf pour ceux atteints de myopie populiste - que lalternance politique en Haïti était une « alternance sans alternative ». Cette dramatique situation (lespoir étant disparu dHaïti) trouve son actualité dans la soumission tête baissée aux contraintes de la globalisation économique, mais notamment dans le fait que les gouvernants haïtiens ne sont là que pour défendre servilement des intérêts étrangers au détriment de ceux de notre propre pays.

La conséquence : à la méfiance du pouvoir de nature « totalitaire » viennent sédimenter les déceptions dune démon-cratie de la pauvreté ; celle-ci se révèle désastreuse et houleuse, un monstre qui dévore le peuple. Le peuple - le petit peuple - perd confiance en lui-meme et dans son pays. Les dirigeants nincarnent plus la force morale qui devrait servir de sève en temps de drame et de détresse. La société se décompose ; une crise morale - on ne sentend sur aucune valeur - sinstalle durablement et la démocratie a fini par perdre toute crédibilité.

Ces constats, évidemment, nous renvoient au rendez-vous manqué de lHistoire du régime Lavalas. Le seul actif dont il dispose, et celui-là est peut-être le corollaire de tous les autres, est la « révolution culturelle négative » de la brutale loi du marché politique et de limpérialisme du billet vert quil a instituée dans un espace resté à l’écart jusqu’à son avènement. La déflagration du mouvement populaire provoquera pendant longtemps encore des saignements niveau-hémorragie. Larrosage des « bases » a fini par détruire le devoir et la liberté de conscience sur une très grande échelle dans notre pays.  Et plus que jamais, dans cette configuration nouvelle, lenrôlement des « bases » ou des chefs de gang constitue un topos à sensation pour nombres de nos « journalistes » Ils sacharnent pour mettre à lantenne ces dangereux criminels, voyous pauvres et armés, devenus ennemis de la société.

Ces conclusions sont en partie le fruit de pertinentes observations faites par Michael Deibert, un journaliste américain ayant vécu plus de vingt ans en Haïti. Après avoir laissé récemment le pays, définitivement il nous semble, il laisse pour la postérité un livre publié en anglais aux Etats-Unis. Ce livre, dont le titre est ‘’ Haïti will not perish’’ est écrit avec un souci méticuleux du détail : un vrai travail dethnographie socio-politique. Tout comme Robert Arnaud, le Suisse qui a ébranlé lentre-soi des oligarques de couleur avec son texte ‘’Les Nantis dHaïti’’, toutes les barrières ont été ouvertes pour lui. Son accès privilégié à la « haute société » (il faut encore rappeler quil est blanc et Américain - dans une société haïtienne éminemment raciste au sommet) nous permet daller à la rencontre de personnages froids, calculateurs et sans vergogne. Même si quelques éléments de conclusion de Deibert nous paraissent dépassés, mais tous les patriotes devraient lire ce livre pour saisir lampleur du mal haïtien et la nature profonde de la décomposition sociale actuelle.


Michel Martelly, Evinx Daniel et le trafic de drogue

Lhistoriographie haïtienne retiendra sûrement qu’à une catastrophe naturelle inédite sest succédée une catastrophe politique sans précédent. Les années de 2010-2011, diront peut-être des Historiens haïtiens - constituaient des « dates charnières » dans lhistoire dHaïti , non au sens quelles aient entrainé une rupture socio-politique significative mais du fait quelles ont balayé tous les ‘’équilibres instables qui maintenaient la société haïtienne traditionnelle’’ (Manigat, 1996) pour les faire dégénérer dans un métabolisme stato-criminel qui devient horizon de souveraineté et deCommunauté. Désormais, aucune forme de moralité publique na droit de cité et tout détenteur dune parole de vérité, au sens où le philosophe lentend, doit se morfondre dans un silence abêtissant - signe de labattement moral et du défaitisme de lesprit .

    Au regard de ces considérations et des conclusions précédentes,nous comprenons que la route était toute tracée pour lirruption du ‘’bandi legal’’ et le contexte débarrassé de tout obstacle pour son étalement. Michel Martelly serait donc laboutissement logique dun mouvement plus général : la « criminalisation du comportement des élites » à l’échelle nationale, instituée par François Duvalier, désintégré (mais également fascisant) par les militaires post-Duvalier et populair-isé par Jean Bertrand Aristide. La version actuelle (Martelly-Jovenel) est celle de la criminalisation décomplexée et amplifiée se vautrant dans un autoritarisme de linsécurité et de la peur sournoise et diffuse. Version bandi legal. Ecoutons Michael Deibert :

Evinx Daniel, propriétaire de lHotel Dans Creek à Port Salut et supporter bien connu de Martelly qui a servi dans lArmée américaine durant linvasion de lIrak en 90, a été arrêté sous les ordre du Commissaire Jean Marie Salomon, (actuellement premier secrétaire du Parlement le plus corrompu de lhistoire dHaïti). Daniel était emprisonné suite à 23 sacs de drogue quil dit avoir trouvé flottants sur la mer. Le beau-frère de Martelly, Kiko Saint-Rémy, avait appelé les agents de la DEA après discussions avec Evinx Daniel pour les informer de la cargaison de drogue, mais le commissaire Salomon aurait cru que la version était une ruse pour couvrir un effort plus large de trafic de drogue. Etant en prison, Daniel aurait appelé le Ministre de la Justice Jean Rénel Sanon et a été relaxé le jour suivant. Salomon a été suspendu de son poste et laissé brièvement le pays. Rapidement après la relaxe dEvinx Daniel, Martelly a discrètement rendu visite à son ami à son hôtel de Port Salut et trois mois plus tard Evinx Daniel a disparu. Une source haut-placée de la PNH, proche de lenquête, me disait que la police a trouvé un corps calciné près de la ville dAnse-Rouge quils croyaient être celui dEvinx Daniel, quoique la découverte na jamais été rendue publique.

Et Michael Deibert de poursuivre : « Martelly était fréquemment (durant sa présidence) chez le Président du Suriname, Dési Bouterse, un ancien dictateur militaire qui a été condamné par contumace en Hollande pour trafic de drogue ». LEtat haïtien sous Martelly, y compris bien avant sous le régime Lavalas, sest donc transformé en bouclier pour les narco-trafiquants et les élimine quand ils deviennent gênants.

La version décomplexée et amplifiée du banditisme légalisé doit être compris ici de deux manières. Primo, le bandit nest pas seulement incarné ou représenté par le jeune gens des couches populaires. Sa sphère de représentation et daction est à la fois objectivement et subjectivement élargie. Secundo, le bandit est désormais officiel de lEtat (président, ministre, directeur général ou secrétaire dEtat) : il porte une cravate, il a limmunité politique ou diplomatique. Ces deux conditions en font donc un ‘’bandi legal'. Mais comme il demeure - dans toutes ses caractéristiques - extérieur à lordre juridique qui devrait (subjectivement tout au moins) fonder le politique, il finit par préparer larène politique pour le déploiement de la violence ou.du silence.  Ce dernier, dans le contexte actuel dHaiti, ne peut pas simposer.

Cest donc en fonction de ces considérations quil faut comprendre « lintervention » du ministre de la justice, Jean Rénel Sanon, pour libérer un contrevenant pris en flagrant avec de la Drogue. Par ailleurs, quest-ce que Kiko Saint-Rémy, frère de la femme de Michel Martelly et sans attribut ni qualité , avait à faire jusquaux Cayes après larrestation dun trafiquant de drogue présumé pour recueillir des informations auprès de ce dernier tandis quil était derrière les barreaux ? Pourquoi Michel Martelly, certes président fabriqué, alors Président en fonction sest-il rendu discrètement voir un homme (chez lui) pris la main dans le sac avec de la Drogue ? Les visites répétées de Michel Martelly durant son mandant chez un homme condamné (cette fois-ci) pour trafic de drogue étaient-elles de nature à rehausser l’éclat de la présidence haïtienne?

Nous lavons compris, lappareil dEtat a été mobilisé au plus haut niveau via le chef dun ministère régalien pour venir au secours dun dealer de drogue. Mais toute la suite semble indiquer que c’était le début dun macabre stratagème qui devait aboutir à la liquidation dEvinx Daniel, un mec devenu un immense cailloux dans les chaussures du pouvoir dalors.
  
Michael Deibert rapporte plein de détails sur la part obscure et convulsive de lhistoire récente dHaïti.  Il est vrai que, globalement, le triomphe du ‘’bandi legal' nest pas sans antécédent. Jean Claude Duvalier a fini - en Haïti même - sans être inquiété après volé des millions pour le peuple. Le régime Lavalas na toujours pas rendu compte après largent du peuple des coopératives.  A lheure quil est, Jovenel Moïse fait la tête dure contre vents et marées, au mépris des droits du peuple et sous des cadavres qui augmentent chaque jour, à protéger la clique des criminels qui ont volé les quatre milliard et plus du programme Pétro-Caribe. Toutefois, au-delà de tout, Michael Deibert, avec ses précieuses informations, nous aide et nous met en bon droit de nous poser légitimement cette question : le régime de Michel Martelly a-t-il assassiné Evinx Daniel ?


Jovenel Moïse et linstitutionnalisation de la voyoutocratie

Il parait que Jovenel Moïse avait pour mission dachever ce que Michel Martelly avait commencé. Son « élection », par une image comparative abusive, ressemble au triomphe du Messie des chrétiens qui venait non pour abolir mais ACCOMPLIR. Jovenel est en train de finaliser de façon irréversible la gangstérisation de lEtat. Si Martelly a beau vilipender des femmes de mérite, humilier de respectables citoyens,  dilapider les deniers du peuple et couvrir des délinquants comme Roro Nelson (il est vrai que les circonstances générales actuelles ont fini par le faire taire), le pantin actuel, quand il ne saffiche pas avec des trafiquants notoires de drogue ou des bandits, les entretient. Et si on en croit la fraiche rumeur, il serait de connivence avec Garcia Delva et Arnel Joseph, le premier présumé impliqué à titre de complice ou de recel dans un cas de kidnapping ; le second chef de gang, assassin et ennemi de la société. Tout cela sous loeil bienveillant de la souveraine justice haïtienne, du très spectaculaire procureur de Port-au-Prince Paul Eronce Villard et de la déliquescence dun parlement ouvertement cynique et corrompu.

Plus récemment, à la surprise de tous les honnêtes citoyens du pays, Jovenel Moïse est resté cloîtré dans un silence coupable et méprisant dans le dossier des sept (7) mercenaires dépêchés pour assassiner nos compatriotes. Ces derniers ont uniquement commis le péché de demander des comptes sur largent public volé par son prédécesseur-mentor et sa clique. Mais bien avant en novembre, dans ce que des rapports des Nations-Unies et du Réseau National des Droits Humains ont qualifié de crime dEtat, le Palais National na même pas émis un communiqué pour le respect des victimes, de leur famille et du pays, effrayés par un massacre qui rappelait lancien régime.

Laffaire des sept(7) mercenaires a en effet mis à nu les plus hautes institutions du pays;  leur complicité avec le crime organisé  et le rôle du gouvernement dans sa volonté de déléguer la violence aux gangs armés pour mieux intimider la population et tous ceux qui réclament justice et transparence dans la gestion de la chose publique. Déjà, quelques faits dactualité ont préfiguré linstitutionnalisation dun pouvoir voyoutocrate dans la République de Port-au-prince. Michael Deibert, avec force de détails dans son livre, a montré du doigt limplication du député Rodriguez Séjour dans lassassinat du Policier Walky Calixte. Ce qui avait été confirmé par une ordonnance de la cour dappel de Port-au-prince en date du 18 avril 2014, laquelle ordonnance a, en plus de Rodriguez Séjour, qualifié lex député Nzounaya Jean Baptiste Bellange dauteurs intellectuels de cet assassinat. Ces deux malfrats, plus de 5 ans après les faits et trois ans après la fin de leur mandat comme députés, continuent de circuler sans être inquiétés en dépit du fait que lordonnance « ordonne quils soient tous pris de corps et écroués en la prison civile de Port-au-Prince, sils ne sy trouvent déjà  » pour être jugés. La liste devrait être longue si on les citait tous !


Conclusion

La collusion des nos institutions avec le crime organisé est inquiétante. Lactualité est en train de nous montrer tous que les frontières entre le licite et lillicite, entre le légal et lillégal, entre la transparence et la corruption se sont estompées. Les voyous sont désormais au pouvoir et défont tout ce qui restait comme confiance dans la police, dans la justice et comme espérance pour les citoyens et la jeunesse de ce pays.  Et si dans son livre ‘’Haïti will not perish', Michael Deibert finit par croire que la relève sera assurée par les paysans,  - ce que nous hésitons à admettre vu les transformations socio-économico-démographiques et politiques constatées dans lhistoire de ces cinquante dernières années : les luttes sociales deviennent urbaines contrairement au dix-neuvième siècle - il nous gratifie par contre de quantités dinformations dun journaliste méthodique et professionnel.  Son travail nous rappelle de notre torpeur et fouette notre mémoire collective trop encline à loubli.  Mais au-dessus de tout, il peut nous aider à remonter dans lhistoire récente aux sources de leffondrement des institutions et du triomphe du pouvoir des voyous. En cela, Michael Deibert mérite notre reconnaissance !


Nelson BELLAMY
Professeur danthropologie sociale et de sciences politiques
Université d ‘Etat dHaïti (Campus Henry Christophe - Faculté dEthnologie)
Port-au-prince, 03 aout 2019

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